[extrait] L'esprit de solitude

Extraits du prologue: 

"Bien à tort, je m’étonne et je m’irrite encore de cet entêtement de la société à vouloir nier ou combattre la solitude – ce fléau, ce malheur – afin d’entretenir l’illusion d’un partage total et transparent entre humains, d’une communication étendue à la planète entière, allant de pair avec une solidarité sans faille. La société ne tient qu’en bouchant toutes les issues vers le haut et en empêchant les conduites singulières. 

(...) Lorsqu’on parle de la solitude des personnes âgées, des malades, des prisonniers, de tous les inadaptés à la vie de société, on évoque un abandon, un oubli, une mise à l’écart. C’est une solitude triste, souffrante, qui tremble ou crie. Plus exactement c’est un isolement. Mais notre époque, friande de grand public et de rassemblements, parle très peu de cette conduite de vie solitaire qui favorise la réflexion et affermit l’indépendance, de cette solitude belle et courageuse, riche et rayonnante, que pratiquèrent tant de sages, d’artistes, de saints et de philosophes. Comme si cette voie était réservée à quelques originaux ou tempéraments forts, comme si elle constituait l’ultime bastion de résistance face à la bêtise, au conformisme et à la vulgarité. 

(...) Pour devenir soi et devenir quelque peu libre, il faut lâcher le recours permanent à l’autre, au regard de l’autre. Marcher seul. Refuser l’aide autant que l’apitoiement et la flatterie. La voie solitaire n’engage pas nécessairement à un combat héroïque, elle invite d’abord à la rencontre avec soi-même, à la découverte de cet être qui n’est pas seulement un produit de la société, de la famille, de l’histoire ou de la génétique. Et ici, le précepte du temple de Delphes, invoqué par Socrate, prend toute son ampleur : « Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l’univers et les dieux ». Son équivalent se trouve dans la mystique de l’islam, avec ce hadîth : « Celui qui se connaît, connaît son Seigneur ». Car il ne s’agit pas d’une introspection, d’une analyse psychologique, mais d’un éveil au Moi céleste, au Moi transcendant qui échappe à toute contingence, à tout conditionnement, à la mort même, et se rencontre dans la solitude, le silence, tout au fond ou plutôt au sommet de la profondeur."

Kelen Jacqueline - L'esprit de solitude - Albin Michel

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