[extrait] La conscience non-duelle
"Rappelons-nous, cependant, qu'une autre conscience « métaphysique» est encore accessible à l'homme moderne. Elle ne procède pas du sujet pensant et conscient de soi, mais de l'Être, vu ontologiquement* comme au-delà de la division sujet-objet et antérieure à elle. Sous-jacente à l'expérience subjective du moi individuel, il y a une expérience immédiate de l'Être. Celle-ci est totalement différente d'une expérience de conscience de soi. Elle est complètement inobjective. Il n'y a rien en elle de cette division et de cette aliénation qui se produisent quand le sujet prend conscience de soi comme d'un quasi-objet. La conscience de l'Être (qu'elle soit considérée positivement ou négativement, en apophase*, comme dans le bouddhisme) est une expérience immédiate qui dépasse la conscience réfléchie. Ce n'est pas la « conscience de », mais la conscience pure, dans laquelle le sujet en tant que tel « disparaît ».
Postérieurement à cette expérience immédiate d'un fond qui dépasse l'expérience apparaît le sujet avec sa conscience de soi. Mais, comme l'ont souligné les religions orientales et le mysticisme chrétien, ce sujet conscient de soi n'est pas final ou absolu ; c'est une construction (de soi) provisoire qui n'existe, à des fins pratiques, que dans une sphère de relativité. Son existence n'a de sens que dans la mesure où elle ne devient pas fixée ou centrée sur elle-même comme but final, où elle apprend à fonctionner non comme son propre centre, mais « de Dieu » et « pour autrui ». Le terme chrétien « de Dieu » implique ce que les philosophies religieuses non théistes conçoivent comme un Centre unique hypothétique de tous les êtres, ce que T. S. Eliot nommait « le point immobile du monde tournant », mais que le bouddhisme, par exemple, ne se représente pas comme un « point », mais comme le « Vide » (et le Vide ne se représente pas du tout, bien sûr).
Bref, cette forme de conscience affecte un genre de conscience de soi totalement différent du moi pensant cartésien, qui est sa propre justification et son propre centre. Ici, l'individu a conscience de lui-même comme d'un moi-à-dissoudre dans le don de soi, dans l'amour, dans l'« abandon », dans l'extase, en Dieu (il y a bien des façons de l'exprimer).
Le moi n'est pas son propre centre, et il ne décrit pas d'orbite autour de lui-même ; il est centré sur Dieu, unique centre de tous, qui est « partout et nulle part », en lequel tous se rencontrent, de qui tous procèdent-. Ainsi, dès le départ, cette conscience est ordonnée pour rencontrer l'« autre », auquel elle est déjà unie de toute façon « en Dieu ». "
Merton, Thomas - Zen, Tao et Nirvana - Fayard 1970
*ontologiquement: relativement à l'être
**apophase: Négation de tout discours sur Dieu, considéré comme nul et non avenu puisque le sujet de ce discours est intraduisible en mots, voire en pensée.
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